Par Sandra Embollo, Avec investir au Cameroun
Les crédits du budget de l’Etat sont ventilés, en autorisations d’engagement et en crédits de paiement, par chapitres. Divisés eux-mêmes en programmes (en cohérence avec la réforme du budget-programme), ces chapitres regroupent toutes les dépenses qui seront supportées par le budget de l’Etat, administration par administration. Ces chapitres sont classés, dans la loi de Finances, par numéros d’ordre. Pour faire face à des dépenses imprévues. Selon les lois de règlement, qui arrêtent le montant définitif des recettes et des dépenses du budget de l’État, entre 2010 et 2021, les dépenses publiques exécutées sur les lignes budgétaires 65 et 94 ont dépassé les 5 400 milliards de Fcfa. C’est sur la gestion de ces ressources, qui représentent 12% des dépenses générales de l’État réalisées sur la période sous revue (voir tableau), que devrait porter l’audit conduit en ce moment par les services du Contrôle supérieur de l’État (Consupe).
En effet, dans une lettre signée le 18 janvier 2022 et adressée au ministre en charge du Consupe, Mbah Acha Rose Fomundam, le secrétaire général de la présidence de la République (Sgpr), Ferdinand Ngoh Ngoh, indique que le président de la République, Paul Biya, a demandé à cette structure placée sous son autorité, de
« procéder à l’audit de la gestion des ressources issues des chapitres budgétaires 65 et 94 sur la période de 2010 à 2021 ».
Poids des lignes 65 et 94 sur les dépenses générales de l’État
En exécution de ces instructions, « une équipe du Consupe séjourne depuis plusieurs jours au Minfi (qui gère la ligne 65 intitulée “dépenses communes”, NDLR) », apprend-on d’un courrier du ministre des Finances, Louis Paul Motaze, signé le 30 septembre 2022. De sources internes, des inspecteurs d’État du Consupe sont également présents au ministère de l’Économie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire (Minepat), en charge de la gestion du chapitre 94 encore appelé « interventions en investissements ».
Ministres et DG sur le gril
Pour faire la lumière sur les plus de 3 500 milliards de FCFA de dépenses réalisées sur la ligne 65, les enquêteurs devraient s’intéresser à la direction générale du budget (DGB) et à la direction des ressources financières (DRF). Selon le décret 28 décret du 28 février 2013 portant organisation du Minfi, la DGB est chargée de « la gestion des crédits des chapitres communs » et « du traitement des dossiers qui ne peuvent être pris en compte dans le cadre des chapitres ministériels », alors que la DRF est responsable de « l’exécution de certaines dépenses communes ».
Ce travail se fait à travers le service de gestion des crédits des chapitres communs et la cellule de la préparation du budget des chapitres communs, pour la DGB, et la sous-direction des affaires communes, pour la DRF. Au Minepat, les contrôleurs devraient cibler en priorité la direction générale de l’économie et de la programmation des investissements publics (DGEPIP). À travers la direction de la programmation des investissements publics (DPIP), elle est chargée « de la programmation, du suivi et du contrôle de l’exécution des investissements publics » et « du suivi des projets d’investissement public non programmés », selon le décret du 4 juillet 2008 portant organisation du Minepat. À ce titre, la DPIP a traité les dossiers des plus de 1800 milliards de Fcfa de dépenses exécutées sur la ligne 94 au cours des 12 derniers exercices.
Les lignes 65 et 94 servent respectivement à « couvrir les charges non réparties de l’État en fonctionnement », et à « assurer la disponibilité des fonds de contrepartie et couvrir les autres charges non réparties de l’État en investissement ». En plus des personnalités qui se sont succédé entre 2010 et 2021 à la tête des ministères des Finances (Louis Paul Motaze, Alamine Ousmane Mey et Essimi Menye), et de l’Économie (Alamine Ousmane Mey, Louis Paul Motaze, Emmanuel Nganou Djoumessi), plusieurs responsables de ces deux départements ministériels en poste pendant la période visée par l’audit pourraient aussi être sur le gril. On peut citer les directeurs généraux du budget (Cyrille Edou Alo’o, Antoine Samba et Didier Edoa), les directeurs des ressources financières (Prospère Abe’ele Mbanzoo, René Ako’o…), pour le Minfi ; les directeurs généraux de l’économie et de la programmation des investissements publics (Isaac Tamba et Dieudonné Bondoma Yokono) et les directeurs de la programmation des investissements publics (Sylvain Mvondo, Ledoux Kue, Angos Zangue et Alain Cyrille Abba Mvondo), pour le Minepat.
Caisses communes
Dans sa correspondance du 30 septembre 2022, Louis Paul Motaze révèle aussi que 1790 agents de son ministère sont invités à justifier des frais de mission engagés sur la ligne 65, au cours des exercices visés par cette enquête. Sur cet aspect, un procès est déjà en cours au Tribunal criminel spécial (Tcs). Il porte sur une affaire de détournement présumé de plus de 700 millions de Fcfa, à travers des missions fictives exécutées sur ce chapitre entre 2015 et 2017. Une procédure déclenchée à la suite d’une plainte de l’ex-Minfi, Alamine Ousmane Mey. Le journal Kalara, spécialisé dans l’actualité judiciaire, rapporte d’ailleurs que lors d’une audience en juillet dernier, le chef service des dépenses communes d’alors a mis en cause ses supérieurs hiérarchiques dans cette affaire.
Mais, certains analystes politiques doutent que l’enquête administrative commandée par Paul Biya s’étende sur l’ensemble des dépenses comme indiqué dans la lettre du Sgpr. Leur argumentaire s’appuie notamment sur la nature des charges financées par ces deux chapitres budgétaires et la qualité des bénéficiaires. Sobrement intitulées
« dépenses communes » et « interventions en investissements », les lignes 65 et 94 servent respectivement à « couvrir les charges non réparties de l’État en fonctionnement », et à « assurer la disponibilité des fonds de contrepartie et couvrir les autres charges non réparties de l’État en investissement ».
Concrètement, ces deux chapitres financent les dépenses non inscrites dans les budgets des institutions, des ministères et des autres entités de l’État.
Par exemple, plus de 50 milliards de Fcfa sont attribués chaque année à la direction générale du budget pour des dépenses laissées à sa discrétion ; le même montant est consacré à un « Fonds développement et sécurité », dont on ignore tout.
Selon les lois de finances, des charges de tout type, non prises en compte, sont supportées par ces lignes budgétaires : dépenses de sécurité et des institutions de souveraineté (présidence de la République et services rattachés, services du Premier ministre, conseil économique et social, ministère des Relations extérieures, ministères de la Justice) ; évacuation sanitaire ; frais de missions ; organisation des fêtes nationales ; financement des partis politiques ; frais de condamnation de l’État ; subventions des ménages, des établissements publics à caractère administratif, du secteur privé et des organisations à but non lucratif ; mises en place de nouvelles institutions ; organisation des élections ; appuis aux collectivités territoriales décentralisées ; contrôles des produits pétroliers ; entretien, réfection ou réhabilitation des bâtiments publics ou des ouvrages…
Allocations budgétaires
Si les lois de règlement arrêtent les dépenses exécutées sur les lignes 65 et 94, elles ne permettent pas d’avoir la répartition par type des dépenses. Néanmoins, les annexes des lois de finances en donnent une idée. Mais juste une idée, les réalisations des dépenses communes en fonctionnement étant généralement supérieures aux budgets initiaux. À titre d’exemple, avec une allocation initiale de 272,8 milliards de Fcfa en 2020, le chapitre 65 a clôturé l’exercice budgétaire avec une dotation « révisée » de 570 milliards de Fcfa, exécutée à 99,7%.
Dans les lois de finances, on constate que plus d’une centaine de milliards de Fcfa sont généralement alloués pour des transferts aux établissements publics et autres organismes de l’État ; des dizaines de milliards pour la sécurité ; cinq à une trentaine de milliards pour les communes ; 3 à 9 milliards pour les Ong et autres associations ; une demi-dizaine de milliards pour des aides aux ménages ; plus de 4 milliards pour les hospitalisations et les évacuations sanitaires ; 3 milliards pour le marquage des produits pétroliers (Hydrac/Authentix) ; 1,5 à 2 milliards pour les microprojets des députés ; 1,5 milliard pour les partis politiques…
Louis Paul Motaze :
« Il peut arriver que ces chapitres de dépenses communes financent des opérations qui ont trait à la sécurité nationale. Ces bénéficiaires-là, je n’ai pas forcément envie que tout le monde sache que tel bénéficiaire a eu ceci ».
Par ailleurs, ces documents donnent à voir des allocations budgétaires à questionner. Par exemple, plus de 50 milliards de Fcfa sont attribués chaque année à la direction générale du budget pour des dépenses laissées à sa discrétion ; le même montant est consacré à un « Fonds développement et sécurité », dont on ignore tout ; plus de 2 milliards pour le Comité de pilotage et de suivi de la réalisation du complexe industrialo-portuaire de Kribi ou encore 2,5 milliards pour le barrage de Mekin, des projets qui sont censés avoir des budgets autonomes.
Secret défense
Tout comme la répartition des dépenses par type, la liste des bénéficiaires est également tenue secrète. Mais, la nature des charges couvertes par les chapitres budgétaires 65 et 94 montre que ceux-ci se recrutent dans toutes les institutions et administrations, de même que dans le secteur privé et la société civile. Pour justifier cette absence de transparence, Louis Paul Motaze a indiqué, en décembre 2021 devant l’Assemblée nationale, que « certaines informations » liées à ces dépenses « revêtent un caractère extrêmement confidentiel », rapporte le site d’informations Sbbc
« Il peut arriver que ces chapitres de dépenses communes financent des opérations qui ont trait à la sécurité nationale. Ces bénéficiaires-là, je n’ai pas forcément envie que tout le monde sache que tel bénéficiaire a eu ceci »,
avait-il ajouté.
« Ce que le gouvernement veut savoir, lorsqu’il est saisi par un agent économique (qui sollicite une subvention, NDLR), c’est si ce qu’il veut faire est important pour le pays… »,
avait par ailleurs expliqué l’actuel ministre des Finances lors de la même session budgétaire, en réponse à une question d’un sénateur sur les critères de sélection des entreprises privées bénéficiant des transferts de l’État sur les chapitres communs.