Par Joël Onana
O Rei. Le roi, tout simplement. Avec l’ensemble de ses attributs. Sa couronne, jamais contestée, pas même par Cruyff, Platini, Maradona, Zidane, Messi ou Cristiano Ronaldo. Son trésor, ces 1 283 buts inscrits (selon son propre décompte) en 1 366 matchs et vingt ans de carrière, record qui continue de défier, depuis les années 1970, le football moderne et ses méthodes scientifiques. Son narcissisme, qui l’amenait fréquemment à parler de lui-même à la troisième personne du singulier, à évaluer son unicité à l’aune de Michel-Ange ou de Beethoven, rares exemples, à ses yeux, de personnages à avoir reçu, comme lui, un « don de Dieu ». Comme Elvis Presley pour le rock, Edson Arantes do Nascimento dit « Pelé », mort le jeudi 29 décembre, à l’âge de 82 ans,fut donc le monarque absolu du ballon rond. L’« Elu ». Ne demeure-t-il pas le seul joueur à avoir gagné trois Coupes du monde, en 1958, 1962 et 1970 ?
Selon la formule exacte de Johan Cruyff, il fut surtout « le seul footballeur à dépasser les bornes de la logique ». Fluet mais doté d’une technique surnaturelle des deux pieds et de la tête, à peine plus haut que 1,70 mètre, mais pourvu d’une prodigieuse détente verticale et fort d’une stupéfiante lecture du jeu, Pelé, avant d’être une divinité, était un joueur, au sens littéral, ludique.
Un éternel gamin pour lequel le foot demeurait un jeu où il pouvait laisser s’exprimer son inventivité et son culot phénoménal, son sens inné de l’« improvisation » – comme l’a souligné son capitaine Carlos Alberto –, qui le portait à accomplir des gestes adaptés à chaque situation, jamais répétés. Le propre d’une œuvre d’art.
Avec lui, les plus grandes enceintes du monde, à commencer par la première, le Maracana de Rio de Janeiro, étaient transformées en cours de récréation géantes. Le feu follet y ridiculisait les défenseurs, soudain lourdauds, patauds, pétrifiés à son contact.
Jouer, c’était tenter, au risque de perdre. A ce titre, Pelé – et c’est la marque de son génie – est sans doute le seul footballeur dont les échecs ont été élevés au rang de chefs-d’œuvre. Les deux plus merveilleux exemples qui viennent à l’esprit datent de sa dernière Coupe du monde, son apothéose mexicaine, en 1970. Dès son entrée dans la compétition, il stupéfie les spectateurs de Guadalajara en osant un lob d’une cinquantaine de mètres aux dépens du gardien tchécoslovaque Ivo Viktor, mais manque sa cible de quelques centimètres.
Lors de la demi-finale, face à l’Uruguay, il les gratifie, après une ouverture transversale de Tostao, d’un grand pont exécuté sans toucher le ballon, en le laissant filer sur la gauche de Ladislao Mazurkiewicz, araignée noire ayant quitté sa toile pour l’attraper à l’entrée de la surface de réparation. Après avoir contourné le malheureux sur sa droite, Pelé récupère insolemment l’objet, mais croise trop sa frappe. Encore raté ! Enfin, si l’on veut. Car, de cet exploit avorté, on a retenu non le résultat, mais la manière.
« Petit et plutôt maigrichon »
Altruiste, Pelé savait aussi mettre les autres en valeur. C’est encore lui qui est à l’origine, toujours au Mondial 1970, de l’« arrêt du siècle » réalisé par l’Anglais Gordon Banks sur une tête piquée à bout portant (« J’ai marqué un but, mais Banks l’a stoppé », commentera-t-il) et, en finale contre l’Italie, d’un modèle de construction de but, avec sa remise à l’aveugle décalant Carlos Alberto pour le coup de grâce (4-1). Il quitta cette compétition sur un triomphe, torse nu, soulevé comme un trophée par la foule au stade Azteca de Mexico.
« Quinze siècles » de célébrité
Pelé retournera dans l’arène, politique cette fois, en acceptant, en 1995, le ministère des sports proposé par le nouveau président Fernando Henrique Cardoso (Parti du mouvement démocratique brésilien, centre-droit). Premier noir de son pays à diriger un ministère, il y demeura trois ans, parvenant à faire voter avant son départ une loi à son nom qui, selon ses dires, a « affranchi tous les footballeurs brésiliens de l’esclavage ».
Il expliquait au Monde,en janvier 2012 : « Avant mon arrivée, le joueur était la propriété absolue du club : il n’était pas libre de son transfert, même à la fin de son contrat. Et quand certains clubs n’avaient plus d’argent, ils allaient voir la banque en lui disant : “Je te donne mon joueur.” »
« Les gens me demandent tout le temps : “Quand est-ce que va naître un nouveau Pelé ?” Jamais ! Mon père et ma mère ont fermé l’usine », avait-il déclaré dans ces colonnes, pour couper court à toute question d’héritage,avant d’ajouter : « Pelé, c’est le plus grand nom connu dans le monde. »
Chez lui, l’aplomb et la forfanterie se mêlaient en permanence à la joie. Tout était démesure, et celle-ci était contagieuse. « Pelé est l’un des rares à contredire ma théorie : au lieu de quinze minutes de célébrité, il aura quinze siècles »,a renchéri Andy Warhol, quidevait immortaliser l’icône, en 1977, dans son atelier new-yorkais. Avec un portrait de Pelé tel quel : tout sourire, rehaussé de bleu et de vert optimistes, le ballon rivé au front, prêt à décocher un coup de tête.