Par Léopold DASSI NDJIDJOU
«Mon mot de conclusion, je l’ai intitulé vous serez surpris, « enseigner en Afrique ou l’impossible quête de la terre promise ». Je le dis parce qu’en vous écoutant, en écoutant toute ce qui s’est dit au cours de ces trois derniers jours par les uns et par les autres, j’en suis venu à me demander non pas qui parlait, car je crois vous connaître, non pas d’où on parlait car nous sommes à l’université de Yaoundé que je fréquente depuis 1967, mais de qui on parlait. Il est arrivé des moments où je me suis demandé si c’était véritablement de moi qu’on parlait. Nombre de choses que vous avez dites, je me suis demandé « suis-je vraiment le destinataire ? »J’ai bien pris connaissance de l’argumentaire du colloque, avec les universitaires chevronnés qui ont fait leur travail selon les règles de l’art, mais me suis-jamais présenté comme un théoricien de la littérature ? Ou même comme un analyste des faits de société ? Pas vraiment ! Peut-être que je l’ai fait, mais je ne dis pas que je l’ai fait inconsciemment. Je l’ai fait mais ce n’étais pas un projet pour dire que je vais m’installer comme un spécialiste, un analyste des faits de société. Non ! Je l’ai fait parce que cela m’interpellait, s’imposait un moi, c’était un devoir de citoyen.
Sa relation avec Thomas Melone
Après des débuts professionnels pas mal promoteur en Amérique du nord, dans les années 1970, je suis naturellement retourné continuer ma carrière sur le continent africain sans même trop réfléchir à ce qui me faisait rentrer. Mais, je savais quelque part que, après avoir été étudiant en Afrique, (je crois que j’étais l’un des meilleurs étudiants préférés de thomas Melone), puisque la manière qu’il m’a traité, il n’a pas traité les autres comme cela ! Après mon Dess, il m’appelle dans son bureau et me demande ce que je vais faire par la suite. Je lui réponds que je ne sais pas. Il me dit voilà, va chercher un dossier de bourse au ministère et tu me l’apportes. (Je vais chercher un dossier de bourse et je le lui donne ?). A l’époque encore, on pouvait se présenter au ministère, frapper à une porte et demander un document et on vous le donne. On me l’a donné et je suis venu remettre le dossier au professeur Melone. Il me dit, va remettre le dossier au Bassa qui est à côté-là. Je lui dis mais vous êtes Bassa, non ? Il rétorque, je suis Bakoko, nuance ! Je suis parti remettre le dossier au Bassa, et il regarde et s’étonne : « Donc il a déjà signé ? ». Il signe à son tour et Melone me demande d’aller déposer au Premier ministère. Nous étions formés pour servir la post colonie. Il y avait de la place. Melone me donne de l’agent et m’accompagne jusqu’à la passerelle de l’avion. Il me dit, va et rencontres tel professeur en France. Donc j’avais une carrière pratiquement bien tracée grâce à Thomas Melone. D’ailleurs quand il mourra, en 96 je crois, j’écris un hommage dans la presse et un de ses collègues qui va à l’enterrement viens et me dit. Qu’est-ce que tu crois ? Je lui demande qu’ai-je fait ? Il me dit « dans le pays bassa on ne parle que de toi ! ».
La mission de l’enseignant
La mission de tout enseignant est ou devrait être d’impacter d’une manière ou d’autre, sur la vie de ses enseignés. Mais c’est précisément en Afrique en commençant par le Maroc, que j’ai compris que la mission que je m’étais donnée était de l’ordre de l’impossible. Dès que j’arrive au Maroc après 10 ans en Amérique du nord, je suis responsable des étudiants de 3ème cycle, c’est des adultes, ce n’est pas des jeunes. On sympathise et ils m’invitent chez eux le week-end, les pique-niques mais il y a un qui me dit professeur, un jour vous aurez des problèmes. Vous êtes trop proches des étudiants. Vous parlez aux étudiants, vos collègues ne parlent pas aux étudiants. Cela ne m’a pas interrogé outre mesure. Au bout de trois ans, je l’ai compris parce que les collègues marocains me demandent d’aller enseigner le français aux arabisants. Je dis mais, j’ai été recruté pour enseigner la littérature négro-africaine au 3ème cycle. Vous m’envoyez enseigner le français aux arabisants ? En fait, c’était une espèce d’humiliation, pour me montrer que c’était eux qui avaient le pouvoir. Je leur ai dit, si vous m’envoyer enseigner le français aux arabisants, je vais partir. D’ailleurs, je n’ai jamais hésité à partir même quand j’étais aux Etats-Unis, je n’ai pas hésité à démissionner contre toute attente de mes responsables universitaires. Il s’agissait d’une mission périlleuse, l’environnement sociopolitique dans les années 80 et début des années 90 ici au Cameroun. Ignorez ce qu’on appelle ailleurs, franchise universitaire. La répression coloniale et surtout la dictature post coloniale avait fixé des balises non écrites du discours universitaire et des vigiles sans nom et tout à fait insoupçonnés, veillaient aux grains. Bien plus, contrairement à l’époque de mes études dans les années 60, la composition ethnico sociologique des étudiants aussi bien que des enseignants était devenue une équation dont il fallait tenir le plus grand compte dans toute interaction et même dans tout acte académique aussi surprenant que cela puisse paraître. Du coup, je me suis trouvé dans une situation semblable à quelques nuances près, de celle que décrit Salomé Parent-Rachidi dans son ouvre « Amour, sexe et Terre promise». Lorsqu’elle traite des relations entre Juifs et Palestiniens vivant à Jérusalem. Donc difficile d’entrer en communication avec l’autre, de travailler avec l’autre, sans avoir tenu compte de ses origines et vice-versa. Si d’aventure il y a des apprenants assez naïfs pour ne pas tenir compte de cette ligne de démarcation, s’engouffrent dans votre embarcation, ils risquent d’en payer le prix.
La douloureuse histoire de l’étudiante Béatrice Lobé Manga
Voici une histoire douloureuse à cet effet. J’étais enseignant à l’université de Yaoundé en 1991 quand Mongo Beti revient au pays. Au cours d’un colloque organisé par Célestin Monga et moi, nous étions chargés de placarder la ville de Yaoundé avec des pamphlets que nous avions fabriqués pour accueillir Mongo Beti. La police nous surveillait, nous le savions et affectivement, Mongo Beti est interdit de parole. Le jour suivant, nous nous réunissions dans la salle chez David Ndachi Tagne, ou alors nous nous réunissions chez Edouard Ndin qui avait un cabinet d’architecte à l’Avenue Kennedy. Il nous recevait avec quelques étudiants qui connaissaient l’événement nous suivaient. Il y avait là-dedans une jeune fille qui s’appelait Béatrice Lobé Manga. Elle était un peu timide mais elle était toujours là et elle suivait. C’est plus tard dans les années 2000 alors que je suis de passage à Paris, je sors d’une librairie, et je tombe sur une jeune fille. Je vois que c’est Béatrice et elle me dit « c’est à cause de vous que je suis ici ». Mais qu’est-ce que je vous ai fait ? Elle dit, on ne peut pas parler dans la rue, allons dans un café. Là, je lui dis, Béatrice, raconte, qu’est-ce qui s’est passé ? Elle dit professeur, j’étais au département de littérature africaine, j’avais choisi de faire mon mémoire avec vous. Mais les coups de semonce que j’ai reçus de certains autres professeurs m’ont amené à dire ou s’est avec lui ou j’abandonne. Elle a fini par quitter l’université. Elle est allée à Douala. Elle me dit qu’elle a travaillé dans un cabinet d’assurance, fait de la communication et des petits jobs. Et c’est par là que je me suis retrouvé ici en pensant que je pouvais refaire mes études. Vous voyez, si vous n’aviez pas été là, j’aurais fait autrement. Mais c’est à cause de vous. A partir de là on a gardé le contact par mail. Elle m’écrivait et je lui écrivais. A un moment, elle me dit, tu sais j’ai un cancer et plus tard, son mari m’écrit pour me dire que Béatrice est décédée. Je me suis arrangé pour partir de Bangangté pour aller à Douala assister aux obsèques de Béatrice comme l’exigeait son époux parce que dit-il, elle ne jurait que par moi. Le problème à comprendre ici est que dès la faculté, choisir quelqu’un pour diriger vos travaux de recherche pouvait être mortel et suicidaire. Je ne le savais pas. Qui était qui ? ça ne m’intéressait pas, mais c’était un jeu qui se faisait à la dure sur certains étudiants qui en ont souffert. Donc c’était cela le département en ce temps-là. Chaque partie voulait parvenir à la Terre Promise mais comment y parvenir sans la collaboration avec l’autre alors qu’on partage le même espace vital mais séparés l’un de l’autre par des différences culturelles, relevant pourtant de la métaphysique.
Comme l’annonce Francis Yengo, avant le confinement nous vivions dans une société où on avançait maqué. Dans cette société camerounaise, nous avançons masqué et c’est cela le problème. Cependant poursuit-il, contre un ennemi dont on ne sait rien. Le masque n’est rien que l’identité d’une société dont il faut cacher le désarroi et les doutes face à une assurance désormais ébranlée. Quand je parle d’une assurance ébranlée certains collègues se taisaient parce qu’ils savaient qu’ils pouvaient rester dix ans au département sans qu’un seul étudiant ne les solliciterait jamais.
Et de voir qu’il y avait une foule d’étudiants qui se précipitait vers l’un ou vers l’autre, cela leur faisait tellement mal. Et ça dénature totalement la structure. Ça dénature le travail que nous sommes censés faire. Vous enseignez les étudiants et croyez bien faire, et croyez bien faire ce qui peut les aider mais derrière, il y en a qui leur mettent la corde au cou pour les tirer vers l’arrière. A l’instar de ce que suggère Salomé Parent-Rachidi, il faut pour survivre dans pareil environnement, adopter une sorte de trompe-pression qui risque fort de vous installer durablement en marge de la société tant civile que politique. Et il faut parfois accepter de s’installer dans les marges de la société civile ; dans les marges de la société politique. Et à quelque chose près, c’est la zone d’inconfort que je crois avoir expérimenté. Mais don mon cas, j’étais déjà aguerri parce que je ne dis pas que je suis né avec, mais je me suis pourvu d’une carapace qui fait qu’il est difficile de m’imposer quelques lignes directrices que ce soit si je n’adhère pas. Mais des jeunes de 18 ans, de 20 ans, qui cherchent à se former, pour se débrouiller dans la vie, de leur laisser la liberté de faire ce qu’ils peuvent librement. Donc, apprécier indistinctement quiconque fait l’effort d’élever le niveau qu’il faut pour bénéficier d’une formation universitaire digne de ce nom, risque fort de vous amener à détester et de manière indifférente et à mettre dans le même panier Arabes et Juifs.
L’expérience de l’université de Yaoundé ayant connu ses limites, j’ai cru que le cadre de l’institution publique mal décolonisé qui rendait difficile voire impossible la création d’un environnement serein mais intellectuellement parlant. Quelques années plus tard, la création d’une structure privée m’a montré que l’accès à la Terre Promise qui en prospectant le chemin du transgressif à rebours, est encore plus violemment impraticable que dans les structures étatiques. Si c’est cela la leçon théorique que vous avez tirée de ma démarche, je vous la concède volontiers. Mais sachez qu’il s’est agi essentiellement d’un concours de circonstances. Je ne peux pas dire que j’ai construit quoique ce soit. Je sais une chose, je ne sais rien. C’est la recherche d’in confort minimum susceptible de conduire mon coin d’Afrique à une certaine transformation sociale. Quand Thomas Melone qui n’est pas membre de ma famille m’a pris par la main pour m’envoyer en France pour faire des études dans les circonstances dans lesquelles on sait, pourquoi ne le ferai-je pas d’autres ? Quel qu’il soit ? Et quand le professeur Robert Mane, mon directeur de thèse de 3ème cycle me dit d’aller aux Etats-Unis car je serai mieux là-bas, voici comment on y va, je ne le connais ni d’Eve ni d’Adam.
Seulement ce qui a caractérisé cette période est que je faisais à chaque fois le travail qu’il me demandait. J’ai toujours cru qu’on pouvait accéder à la Terre promise en faisant le travail qu’on nous demande. Qu’elle soit là-haut ou ici-bas. J’ai écrit un texte, « en attendant le Messie ». Je remercie tout le monde ici à m’avoir aidé à faire le tour de ma chrétienté. C’est vrai que je suis né dans une famille chrétienne, j’ai été élevé par des évêques, mais je n’ai rien à faire de leur foi. J’ai travaillé 15 ans chez les Jésuites ! Je ne dis pas que je suis contre Dieu. Mais comme disait Monseigneur Ndongmo, On ne peut pas conduire les gens au ciel comme si la terre n’existait pas. Je crois comme les Jésuites m’ont appris aux Etats-Unis, « Ora et labora », la louange divine alliée au travail manuel quotidien.