Avec Le monde
Le 22 janvier, nous avons tous été choqués par l’assassinat d’Arsène Salomon Mbani Zogo dit Martinez Zogo, journaliste travaillant pour Amplitude FM, une station de radio basée à Yaoundé, la capitale camerounaise.
A la suite de ce crime odieux, un de plus perpétré au Cameroun, nous faisons part de notre vive préoccupation face à la tournure violente du débat public dans ce pays pivot d’Afrique centrale dont la stabilité est menacée par d’âpres luttes de clans rivaux au sommet de l’Etat, du fait d’une fin de cycle à la fois proche et inéluctable.
L’assassinat d’un journaliste va toujours au-delà du fait d’ôter la vie à une personne. C’est un crime contre la société parce qu’il porte atteinte à la liberté d’expression. Dès lors, exhorter la justice à rechercher sans relâche, à arrêter et à juger les auteurs de tels actes ne suffit plus.
La course-poursuite dans la ville, l’enlèvement de la victime par ses bourreaux, la torture, l’humiliation du supplicié, sa mutilation et l’exposition de sa dépouille représentent un défi à notre aptitude à réagir en tant que communauté de vie et société civilisée. Il s’agit d’une provocation visant à éprouver ce qu’il nous reste de repères, de règles et de capacité à rendre la justice et à protéger le vivant. Cette spectacularisation de la violence est également destinée à frapper les esprits et à infecter notre imaginaire afin de valider un processus insidieux de perte de libertés et de droits fondamentaux.
Les forces obscures d’oppression
L’assassinat de Martinez Zogo intervient à la suite de dizaines d’autres non élucidés à ce jour : Engelbert Mveng, Mgr Yves Plumey, Joseph Mbassi, Antony Fontegh, les sœurs Marie Germaine et Marie Leone, Mgr Jean-Marie Benoit Balla, Germain Cyrille Ngota Ngota et plusieurs autres. Il vient s’ajouter à la longue liste d’autres crimes commis au détour de la guerre qui, depuis plusieurs années, ravage les régions anglophones.
Depuis la découverte, le 22 janvier, du corps du journaliste, enlevé cinq jours plus tôt, aucune information officielle n’a été donnée par les autorités sur le déroulement de l’enquête. Ainsi, les forces obscures d’oppression qui sont les instigatrices de ces crimes perpétuent-elles une longue tradition de banalisation de l’impunité et d’acceptation de l’atrocité visant à faire peur et à détourner les citoyens de leur devoir de veille sur la qualité de la gestion des affaires publiques.
L’« addiction » à la violence contre les corps intermédiaires, à l’instar notamment de la presse, des syndicats, du clergé et des associations a également pour effet de susciter le dégoût ou l’indifférence du peuple vis-à-vis de la politique. La puissance des images de corps profanés et l’impuissance de la justice forment un cocktail de psychotropes anesthésiants.
Le projet ourdi par les auteurs de ces crimes est de nous dégoûter de la démocratie en la faisant passer pour un système anarchique où règnent violence et impunité. Ils veulent nous détourner de notre rêve de bâtir un Etat de droit garantissant aussi bien la séparation des pouvoirs que les droits de l’homme, les libertés publiques et individuelles.
Nébuleuses assoiffées de pouvoir
Il est de notre devoir de faire obstacle à ce projet dont l’objectif inavoué est de susciter un désir d’ordre, voire d’homme fort à la tête d’un pouvoir central qui serait certes violent, mais prétendument protecteur.
Les Camerounais ont donc rendez-vous avec l’histoire. Tous ensemble en tant que peuple, ils devront se poser cette question existentielle et y répondre : comment vivre ensemble aujourd’hui et demain sans s’entretuer ?
Ils ont le choix de laisser s’épanouir ces puissants groupes d’intérêt qui tentent d’imposer leur loi au-dessus de l’intérêt général pour freiner l’instauration d’un Etat moderne. Un peuple libre, ayant à sa tête non pas des maîtres, mais des leaders librement désignés, pourrait en revanche opposer à ces nébuleuses assoiffées de pouvoir sa foi inébranlable dans les vertus émancipatrices de la démocratie et la protection effective des principes généraux du droit.
Le temps est venu d’un dialogue national exigeant, sincère et inclusif. Pour que notre pays se relève et recommence sa marche en avant, il est urgent de procéder à un audit de conformité de la gouvernance en cours eu égard au contrat social initial. Le temps est venu de remettre sur la table les règles qui régissent les grands moments de notre démocratie en construction, à savoir : une authentique palabre, suivie d’un consensus autour de la règle du jeu électoral, une redéfinition des modalités de la reddition des comptes et des conditions de la délibération.
Le piège mortifère du repli identitaire
Il est tout aussi urgent de renouveler les termes de notre adhésion à cette nation à la lumière du principe d’égalité et des valeurs liées à la fraternité.
Il est impératif d’ouvrir un dialogue pour réaffirmer ce que c’est qu’être camerounais et africain si nous voulons éviter le piège mortifère du repli identitaire. Il nous semble capital de rediscuter de notre rapport au bien commun, du sens à donner au service public, de la restauration de la confiance dans les transactions économiques et commerciales, du respect de la règle commune, de l’égal accès aux ressources publiques, de l’urgence climatique et environnementale et de notre intégration à notre juste place aussi bien dans notre continent que dans ce monde en mutations.
N’en doutons pas, quelles que soient leurs opinions politiques ou leurs convictions religieuses, la majorité des Camerounais aspire à vivre dans un pays paisible et uni. D’inéluctables changements se profilent. Nous gagnerions à les préparer dans la douceur, sans ingérence externe, dans le cadre d’une vaste concertation nationale. Nous demandons aux gouvernants et à toutes les forces vives de notre peuple d’en adopter le principe et d’en fixer les modalités.
A toutes les âmes de bonne volonté, nous disons qu’il commence à se faire tard et la nuit approche. Mais il est encore temps d’arrêter les frais avant que la catastrophe n’advienne.