Par Sandra Embollo
Certains médias ont cru bon d’affirmer dans la hâte que la Cour internationale de justice (Cij) de l’Onu, par son ordonnance du 26 janvier 2024, « a donné raison à la diplomatie sud-africaine ». Il n’en est rien. Ce que montre une lecture attentive de cette ordonnance rendue en réponse à la demande de l’Afrique du Sud « en indication de mesures conservatoires » – en fait, principalement la suspension des opérations militaires de Tsahal –, c’est qu’elle consacre au contraire le droit d’Israël de se défendre. Étayée en droit et en fait, elle rappelle d’ailleurs au passage les responsabilités des deux parties au conflit.
Certes, en admettant la recevabilité de ce recours, la Cij ouvre la voie à d’autres contentieux du même type. À chaque fois qu’un conflit armé touchera des populations civiles, ce qui est hélas toujours le cas, des tentatives semblables d’instrumentalisation de la justice internationale pourront avoir lieu. Pour autant, la décision de la Cour internationale de justice n’est pas déraisonnable. Rappelons en effet que la Convention sur la prévention et la répression du génocide du 9 décembre 1948, au fondement de l’action de l’Afrique du Sud, a pour spécificité (avec d’autres conventions sur les droits de l’homme) d’ouvrir au maximum le droit au recours. Compte tenu du « but purement humain et civilisateur » de cette convention, l’article 9 permet à tout État contractant d’attaquer n’importe quel autre État contractant pour le rappeler à ses devoirs. Il suffit qu’il existe entre les deux « un différend sur l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention » (affaire Gambie c/ Myanmar de 2020). La Cij exige en principe que l’opposition soit « manifeste », c’est-à-dire cristallisée par des échanges sur le différend.
Des échanges par Onu ou médias interposés n’auraient pas dû suffire. Si la Cij les a jugés suffisants, on peut supposer que c’est dans le souci de ne pas se dérober face aux attentes de l’opinion internationale. En l’occurrence, l’ordonnance qu’elle a rendue présente l’avantage de clarifier des points juridiques importants, notamment pour Israël et la légitimité de sa riposte militaire. Le second critère de compétence de la Cij l’a conduite à vérifier si les griefs de l’Afrique du Sud – accusant Israël de génocide par action ou par omission – portaient sur des actes « semblant susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide ». La réponse a été positive car la Cij, dans le cadre des demandes en indication de mesures conservatoires, n’examine ni les arguments en droit, ni les faits invoqués par les demandeurs. Elle se borne à s’assurer que ces faits, s’ils étaient avérés, constitueraient une violation de la convention sur le génocide et qu’ainsi le droit à être protégé par cette dernière est « plausible ». Par exemple, si l’Afrique du Sud avait allégué que l’interdiction d’une manifestation propalestinienne ressort de la convention sur le génocide, son recours aurait été rejeté. En faisant état de la catastrophe humanitaire à Gaza et en alléguant qu’Israël entend éliminer tous les Gazaouis, elle s’assurait de bonnes chances de voir son recours accueilli.
L’Afrique du Sud n’a pas atteint son but
Ce que certains commentateurs ont omis de souligner, c’est que la Cij ne dit rien de la crédibilité des allégations de l’Afrique du Sud et de l’intention que celle-ci attribue à Israël (fermement rejetée par ses dirigeants) de cibler les populations civiles. Après avoir cité les déclarations de responsables de l’Onu, comme son secrétaire général ou encore même le commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Uunrwa), la CIJ indique seulement que les Palestiniens, dont font partie les Gazaouis, « semblent constituer un groupe national, ethnique, racial ou religieux » à protéger au titre de la convention sur le génocide. Et qu’il y avait urgence à dire le droit, compte tenu de la situation humanitaire à Gaza. Cela étant, l’Afrique du Sud n’a pas atteint son but : faire ordonner par la CIJ la suspension immédiate des opérations militaires de Tsahal. Dans le cadre, en effet, du contentieux sur les mesures conservatoires destinées à préserver les droits découlant de la convention sur le génocide, la CIJ ne précise dans ses décisions que les mesures qu’elle prononce. Elle ne mentionne pas les demandes qu’elle rejette, comme la cessation de l’opération militaire israélienne. Or cette demande était au cœur de l’action de l’Afrique du Sud, qui n’a donc pas obtenu, à l’instar de l’Ukraine, que la CIJ ordonne à son adversaire « de suspendre les opérations militaires » (affaire Ukraine c/ Fédération de Russie de 2022).
Au total, la CIJ, suivant une formule générale, se borne à demander à Israël de prendre toutes les mesures « en son pouvoir » pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de « tout acte entrant dans le champ d’application de la convention » (ainsi, on ne pourrait imputer à l’armée israélienne la mort des civils utilisés comme boucliers humains par le Hamas ). Est plus particulièrement visée « l’incitation directe et publique à commettre le génocide » qu’Israël est invité à prévenir et punir eu égard aux déclarations à l’encontre des Gazaouis de certains responsables politiques. Pour le reste, Israël est appelé à prendre des mesures pour la conservation des preuves et à faire rapport dans le mois à la CIJ de l’exécution de l’ordonnance.
Rappel des obligations de l’Afrique du Sud
Enfin, de façon tout à fait inédite, la CIJ ne se contente pas de demander des comptes à Israël. Elle souligne, hors du champ de sa saisine, « que toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza sont liées par le droit international humanitaire » et, se disant « gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés, appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages ». La CIJ a-t-elle voulu ainsi implicitement rappeler à l’Afrique du Sud son devoir de contribuer au respect de la convention en faisant usage de son pouvoir d’influence sur le Hamas pour qu’il libère les otages ? Étant observé qu’en cas d’inaction l’Afrique du Sud pourrait elle-même être taxée de manquer aux obligations qui lui incombent en tant qu’État contractant à la convention sur le génocide !