Par Julie Peh
En déposant, le 16 janvier, une réclamation devant le Conseil constitutionnel à l’encontre du candidat Karim Wade pour dénoncer sa double nationalité franco-sénégalaise, Thierno Alassane Sall pouvait difficilement imaginer que son geste entraînerait, trois semaines plus tard, le report de l’élection présidentielle. Et qu’il serait, malgré lui, à l’origine de la crise inédite que traverse le Sénégal. Car le rejet de la candidature du fils de l’ancien président Abdoulaye Wade a provoqué une réaction en chaîne. Scandalisés par la décision du Conseil constitutionnel, les députés du Parti démocratique sénégalais (Pds) ont obtenu, avec le soutien d’une partie du bloc présidentiel, la mise en place d’une commission parlementaire visant l’instance chargée d’encadrer le processus électoral. Une initiative sur laquelle le chef de l’État, Macky Sall, s’est appuyé pour repousser la présidentielle, invoquant dans son discours du 3 février des « conditions troubles [qui] pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin ».
Pour Thierno Alassane Sall, ancien ministre de l’énergie et proche du chef de l’État avant de rejoindre l’opposition en 2017, le chef de l’État avait surtout besoin d’un prétexte car son candidat, l’actuel premier ministre Amadou Ba, allait perdre ».
Est-ce que vous regrettez, rétrospectivement, d’avoir déposé un recours contre la candidature de Karim Wade ?
Pas du tout, j’en suis fier. Je suis vu comme l’opposant qui s’est attaqué à un opposant, mais je n’ai fait que respecter la Constitution et son article 28 qui dit que le président de la République du Sénégal doit être exclusivement sénégalais. Quelle serait ma légitimité aujourd’hui pour attaquer la décision de Macky Sall de reporter le scrutin si je m’étais tu ? Je ne pensais pas que Karim Wade, qui a fait de fausses déclarations en mentant sur sa double nationalité par deux fois en 2019 puis en 2023, oserait contester son retrait de la liste des candidats à l’élection présidentielle. Rose Wardini, une candidate dont le dossier avait été validé, a été arrêtée puis libérée sous contrôle judiciaire alors qu’elle se trouvait dans une situation similaire, ayant déclaré une seule nationalité alors qu’elle en avait deux. Il y a une différence de traitement : non seulement Karim Wade n’est pas inquiété, mais il a le soutien de la majorité pour faire passer un report qui lui pourrait in fine lui permettre de se présenter.
Comment expliquez-vous la décision du président de la République ?
Macky Sall cherchait un prétexte pour reporter l’élection, car son candidat, l’actuel premier ministre, Amadou Ba allait perdre. Il avait besoin du Parti démocratique sénégalais (Pds) de Karim Wade et de ses 24 voix à l’Assemblée nationale pour contourner la Constitution en faisant passer la proposition de loi repoussant le scrutin au 15 décembre. Macky Sall a peur d’une succession qu’il ne contrôle pas. Il a beaucoup de choses à se reprocher, notamment dans le cadre des contrats pétroliers. Mis en cause par une enquête de la chaîne britannique Bbc qui l’accusait en 2019 d’avoir obtenu un pot-de-vin pour l’attribution de deux concessions pétrolières et gazières, son frère, Aliou Sall, a dû démissionner de la direction de la Caisse des dépôts et consignations. Quand un homme politique est désespéré, la fuite en avant peut être dangereuse. Le Sénégal est pauvre, il a peu de ressources, sa jeunesse est mal formée, mais sa stabilité politique était un précieux atout et il a sauté.
Dans son discours du 3 février, le président a promis de mettre en place « un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive ». Participerez-vous à ce dialogue ?
Il y a eu beaucoup de dialogues sous les deux mandats de Macky Sall, ça en dit long sur son mode de gouvernance. Il négocie dans l’ombre avec les acteurs politiques puis il valide ces accords dans le cadre d’un dialogue national. C’est ce qui s’est passé avec Khalifa Sall et Karim Wade qui ont participé au dernier dialogue national de juin 2023, afin de négocier leur retour sur la scène politique. Alors que leurs candidatures avaient été rejetées en 2019, une loi a été votée à l’Assemblée nationale en août dernier pour leur permettre de participer cette année. Il est actuellement en train de se passer les mêmes tractations en ce moment avec les différents acteurs politiques. Nous ne pouvons pas cautionner un tel fonctionnement.
Qu’attendez-vous des recours que vous allez déposer au Conseil constitutionnel et de la Cour suprême ?
Nous allons attaquer le décret qui abroge celui sur la convocation du corps électoral à la Cour suprême, car il ne s’appuie sur aucune base légale. En parallèle, nous allons saisir le Conseil constitutionnel sur l’inconstitutionnalité de la proposition de loi qui reporte l’élection présidentielle au 15 décembre. Le Conseil est visé par des accusations graves de corruption, relayées par Macky Sall lui-même. Le président de la République risque donc de dire que les conclusions du Conseil constitutionnel ne l’engagent pas. Mais j’ai tout de même voulu faire ces recours pour pousser le pouvoir et le Conseil à se mettre à nu.
L’opposition peine à organiser la riposte. Comment comptez-vous agir pour contester le report du scrutin ?
Nous avons tous été surpris par la décision du président Macky Sall, tout le monde était prêt à commencer la campagne électorale. Maintenant, ce que nous voulons, avec le collectif des candidats de l’élection du 25 février qui regroupe treize leaders politiques qui étaient en lice pour la présidentielle, c’est rencontrer d’autres blocs de la société civile, les syndicats, les transporteurs, les différents ordres des médecins et des avocats pour pouvoir se mobiliser ensemble et le plus largement possible.
Bien évidemment, ce sont des acteurs hétéroclites qui n’ont pas forcément l’habitude de discuter. Mais l’objectif est de se mettre d’accord sur une stratégie pour que les élections se tiennent avant le 2 avril, date officielle de la fin du mandat de Macky Sall. Nous sommes face à un coup d’État constitutionnel où le chef de l’État a terni la démocratie sénégalaise et éclaboussé les parlementaires. Il doit revenir à la raison en acceptant qu’il n’aurait jamais dû arrêter le processus électoral.