Par Sandra Embollo
Face à Vladimir Poutine qui lui avait demandé en préambule s’il avait bien eu une formation d’histoire, le visage de Tucker Carlson, ancienne star de Fox News, a exprimé à plusieurs fois une certaine détresse. Mais comment, donc, arrêter le président russe, lancé dans une longue dissertation chronologique sur l’histoire de (et vue de) la Russie, des aventures du prince Rurik en 862 jusqu’à son arrivée au pouvoir à la fin de l’année 1999 ? Vladimir Poutine avait promis un «petit aperçu» de «30 secondes ou une minute». Il aura tenu en tout 46 minutes – sur deux heures d’entretien -, interrompu sans succès par le présentateur conservateur américain venu à Moscou pour une interview diffusée jeudi soir.
Dans le flot de dates, de noms de tsars, de villes et de régions égrenés par le président russe, le mot «Hongrie» a résonné à plusieurs reprises dans la bouche du dirigeant mué pour l’occasion en historien officiel de la Grande Russie. Et le nom de Viktor Orban aussi, son allié en Europe, qui freine des quatre fers depuis le début de la guerre pour empêcher les États membres de l’UE de soutenir davantage Kiev.
«Ils étaient Hongrois et se sentaient Hongrois»
Vladimir Poutine a souhaité raconter une «histoire personnelle», celle d’un «road trip» qu’il fit dans sa jeunesse à travers l’Union soviétique. «Quelque part au début des années 80, j’ai pris une voiture depuis Leningrad (Saint-Pétersbourg) ; je me suis arrêté à Kiev, puis je suis allé en Ukraine occidentale. Je suis entré dans la ville de Beregovo, et là tous les noms des villes et des villages étaient en russe et dans une langue qui m’était incompréhensible – en hongrois. Pas en ukrainien», raconte celui qui était à l’époque agent de renseignement au sein du KGB. Et de poursuivre : «Des hommes en costume trois-pièces et hauts-de-forme noirs étaient assis près des maisons. Est-ce que c’étaient des sortes d’artistes ? Non, c’étaient des Hongrois. Qu’est-ce qu’ils faisaient ici ? Eh bien, c’était leur terre, ils vivaient ici. Ils conservaient la langue hongroise, les noms et tous les costumes nationaux. Ils étaient Hongrois et se sentaient Hongrois».
L’anecdote est bien sûr lourde de sens politiquement. Vladimir Poutine troque alors sa casquette de voyageur pour reprendre celle d’historien : «Après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine a reçu une partie non seulement des territoires polonais (…) mais aussi une partie des territoires pris à la Roumanie et à la Hongrie». «Nous avons toutes les raisons de dire que l’Ukraine est un État artificiel créé par la volonté de Staline», assène le président russe. Et Tucker Carlson de réagir : «Pensez-vous que la Hongrie et d’autres nations ont le droit de reprendre ces terres ?». Sous «le régime stalinien, tout le monde dit qu’il y a eu de nombreuses violations des droits des autres États. En ce sens, bien sûr, il est tout à fait possible, sinon de dire qu’ils ont le droit de demander la restitution de leurs terres. En tout cas, c’est compréhensible…», affirme Vladimir Poutine.
La conversation devient alors bien plus directement politique. «Avez-vous dit à Viktor Orban qu’il pouvait récupérer une partie des terres de l’Ukraine ?», s’enquiert le journaliste américain. Vladimir Poutine sourit largement, tout en répondant : «Je ne l’ai jamais dit. Jamais, pas une seule fois. Lui et moi n’avons même pas eu de conversation à ce sujet. Mais je sais avec certitude que les Hongrois qui vivent [en Ukraine] veulent bien sûr retourner dans leur patrie historique».
Le président russe n’allait bien sûr pas dire l’inverse ; il aurait mis en porte-à-faux son plus précieux atout au cœur d’une Europe centrale que les stigmates de l’histoire poussent naturellement (mais pas systématiquement) à la méfiance vis-à-vis de Moscou. Déjà, à l’occasion de la visite du premier ministre hongrois à Moscou début février, l’ancien ministre de l’économie slovaque Karel Hirman a accusé Orban et Poutine de s’être «unis dans un objectif stratégique commun : déplacer les frontières de leurs pays avec leurs voisins de manière à éliminer les pertes qu’ils ont subies après les événements tumultueux du 20e siècle». Le sujet est sensible en Slovaquie, où le camp libéral a perdu les dernières élections législatives : même s’il ne s’est pas opposé frontalement à l’aide européenne à l’Ukraine, Robert Fico, le nouveau premier ministre depuis octobre dernier, est lui aussi accusé d’avoir des sympathies russes.
«Grande Hongrie» et «Grande Roumanie»
Vladimir Poutine instille donc le doute, non seulement en proclamant l’inexistence de l’État-nation ukrainien – un récit classique pour beaucoup de Russes qui ne voient dans l’Ukraine que la marche de leur ancien empire – mais aussi en soufflant un air nationaliste entre les interstices des frontières de la Mitteleuropa, bousculées par les siècles d’histoire. Dans l’extrême ouest de l’Ukraine, il y eut toujours – et il y a encore – des minorités hongroises dans la région de Transcarpatie et des minorités roumaines dans celle de Bucovine.
Mais, contrairement à ce que laisse supposer le président russe, qui n’évoque pas par hasard la ville de Berehove, sorte de «capitale» hongroise de cet oblast multiculturel, les Ukrainiens – au sens ethnique – représentent une écrasante majorité de la population. Début 2000, les Hongrois comptaient pour 12% des 1,3 million d’habitants de Transcarpatie. Même au début du 20e siècle, ils pesaient moins du tiers dans cette région, essentiellement habitée par des populations slaves, notamment «ruthènes», qui ont longtemps vécu comme une minorité au sein de l’empire austro-hongrois.
Il n’empêche : le discours de Vladimir Poutine alimente un nationalisme hongrois (et aussi roumain) qui se réveille régulièrement à la frontière occidentale de l’Ukraine. En 2022, Viktor Orban est apparu avec une écharpe représentant la «grande Hongrie» – telle qu’elle existait avant le traité de Trianon de 1920 -, suscitant la colère de Kiev, qui a demandé, sans les recevoir, des excuses officielles de Budapest. Depuis bien avant la guerre, la Hongrie mène dans cette région ukrainienne une généreuse politique des visas, pour que les Magyars puissent obtenir la double nationalité (pourtant non reconnue par Kiev). Le mouvement s’est accéléré depuis le 24 février 2022, beaucoup cherchant à fuir en Hongrie pour échapper à la mobilisation.
Au Sud-Est, l’idée de «grande Roumanie» fait aussi toujours quelques émules. Diana Sosoaca, candidate nationaliste à l’élection présidentielle qui se tiendra en fin d’année, arrive en troisième position dans les sondages : elle affiche sans ambages ses positions prorusses et son souhait d’étendre les frontières roumaines aux régions ukrainiennes de Bucovine et de Bessarabie. «Diana Sosoaca fait partie de ceux qui jouent la Russie gagnante», résumait récemment au Figaro le chercheur Florent Parmentier, secrétaire-général du CEVIPOF. Face à Tucker Carlson, soutien de Trump, Vladimir Poutine a joué cette carte de la division territoriale de l’Europe, dont l’Ukraine ferait les frais. Ces derniers mois, Dmitri Medvedev, l’ancien président russe aux positions maximalistes sur la guerre, a lui aussi souvent appelé à ce que la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie se partagent l’ouest de l’Ukraine. Dans ce scénario de dislocation, la Russie, elle, récupérerait bien sûr l’immense majorité du pays, et pas seulement à l’est du Dniepr. Pour le comprendre, il suffisait d’écouter le long cours d’histoire donné par Vladimir Poutine : il ressemblait farouchement à la récitation certes scolaire des objectifs de guerre inavoués de l’«opération militaire spéciale», cette guerre qui ne dit pas son nom.