Par Sandra Embollo
L’aciérie ArcelorMittal de Dunkerque n’est pas n’importe quelle usine : l’ex-Usinor est un fleuron historique de la sidérurgie française et le plus haut fourneau d’Europe. Avec 11 millions de tonnes de CO2 émises par an, soit près de 3% des émissions annuelles de la France, l’usine est aussi la plus polluante du pays. Le groupe s’était donc engagé à remplacer ses hauts fourneaux au charbon par des fours électriques.
Début 2024, le numéro deux mondial de l’acier et le gouvernement français signent en grande pompe un contrat pour décarboner le site : un investissement d’1,8 milliard d’euros assuré quasiment pour moitié par l’État. Coup de théâtre, en novembre dernier, deux semaines à peine après l’élection deDonald Trump, ArcelorMittal fait marche arrière et annonce le gel de ses investissements à Dunkerque. Un revirement que le groupe justifie par la surcapacité de production d’acier dans le monde, la faiblesse de la demande – elle a baissé de 20% en cinq en France – et le prix de l’énergie élevé qui pèse sur la compétitivité de l’acier européen. Le groupe franco-indien, dont le siège est au Luxembourg, attend une réaction de Bruxelles alors que les règles européennes en matière d’émissions de CO2 pèsent sur les coûts de production.
« Dans le même temps, les producteurs d’acier chinois, par exemple, ne portent pas ce coût de CO2 », expliquait le mois dernier devant la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale Alain Le Grix de la Salle, président d’ArcelorMittal France. « Leur acier arrive en Europe à des niveaux inférieurs à nos prix de revient. C’est une concurrence déloyale. Sans des mesures urgentes et concrètes, nos investissements en matière de décarbonation ne peuvent pas être décidés », conclut le dirigeant, parlant d’une menace qui pèse sur tous les producteurs européens.
Un plan d’action pour l’acier européen très attendu
Sous pression, la Commission européenne planche sur un plan d’action qu’elle doit présenter le 19 mars. Les industriels attendent notamment des quotas à l’importation prenant en compte la réduction drastique du marché de l’acier européen ces cinq dernières années et la mise en place d’une sorte de taxe carbone aux frontières de l’Europe, histoire de jouer à armes égales avec les exportateurs chinois.
En attendant, l’UE a promis pour le 1er avril des mesures de représailles aux nouveaux droits de douanes américains. Des taxes qui aggravent encore la situation des producteurs européens, d’abord en les pénalisant directement sur leur deuxième marché. Ensuite, le protectionnisme américain va pousser tous les autres producteurs d’acier à se chercher d’autres débouchés, le grand marché européen apparaissant comme une cible de choix.
20 000 à 30 000 emplois en jeu
La situation inquiète les salariés d’ArcelorMittal à Dunkerque. « Nous avions pris des engagements auprès de l’Europe », rappelle Gaëtan Lecoq, représentant syndical CGT. « Si les projets de décarbonation ne se font pas, notre survie industrielle est en jeu. C’est l’affaire de quelques années. Et si Dunkerque tombe, ça va faire effet domino », prévient le syndicaliste, qui estime qu’une famille sur cinq dans le Dunkerquois et les régions alentours « dépend directement ou indirectement d’ArcelorMittal Dunkerque », soit« 20 à 30 000 emplois », d’après ses estimations. Eurofer, l’Association européenne de l’acier qui défend les intérêts de cette industrie à Bruxelles, assure de son côté que la sidérurgie européenne a perdu 18 000 emplois en 2024.
La décision du groupe en début de semaine de mettre à l’arrêt pour maintenance le principal haut fourneau du site ne le rassure pas. Le groupe met plus de 250 millions d’euros sur la table, une « rustine » destinée à maintenir en vie l’outil industriel « au mieux jusqu’en 2029 » pour Gaëtan Lecoq. Si lui aussi pense qu’il faudrait mieux protéger les frontières européennes, il n’adhère pas aux arguments du groupe franco-indien qui justifie son désengagement européen par un contexte de surproduction mondiale… tout en investissant largement à l’étranger. « S’il y a réellement surcapacité, pourquoi ArcelorMittal continue à créer des capacités de production ? En Inde, ils veulent quasiment multiplier par sept voire par huit leur production d’ici 2030. Pourquoi ils investissent massivement au Brésil ? Aux États-Unis ? »
Pour Gaëtan Lecoq, ArcelorMittal prend prétexte du contexte international pour se recentrer sur les marchés en croissance, aux dépens de l’industrie du vieux continent. L’État français devrait se tenir prêt – comme l’a fait récemment l’Italie en nationalisant le site pour le sauver. « Mittal avait racheté la plus grande aciérie d’Europe, ils ont pris l’argent public avant de l’abandonner. L’État s’est retrouvé obligé de nationaliser. S’il faut en arriver là en France, il faut le faire. C’est une question de souveraineté. Ils parlent de réarmer l’Europe, comment voulez-vous faire sans acier ? »