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Interview | Docteur Tiwa: “Il est possible de restructurer l’économie de la presse”

"La crise économique dans les médias menace la liberté d'expression." Le spécialiste de l'économie des médias fait l'autopsie de la presse camerounaise. L'enseignant-chercheur propose aussi des solutions pour sortir la presse et les journalistes Camerounais de l'ornière.

by Panorama papers
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Dr Tiwa Hervé, est enseignant-chercheur en SIC, Directeur Exécutif de Med.IA Laboratory et Secrétaire Permanent de Yaounde Media and Information Studies (YMIS).

Entretien avec Joseph OLINGA N.

Le Cameroun commémore et célèbre la journée internationale de la presse. Quelle est l’état des lieux au Cameroun

Le Cameroun se distingue par un paysage médiatique parmi les plus riches d’Afrique. En 2025, notre pays compte près de 700 titres de presse écrite, environ 200 stations de radio et plus de 60 chaînes de télévision selon les chiffres officiels. Parmi les journaux, des titres comme Le Messager, Le Jour, La Nouvelle Expression, Mutations et le quotidien public Cameroon Tribune dominent le secteur. Les radios et télévisions privées, telles que Canal 2 International, Equinoxe, Balafon et bien d’autres, coexistent avec la Crtv, média d’État. En revanche, cette apparente vitalité cache un contraste déconcertant en terme de faible régularité. Par exemple, seuls 80 titres de presse écrite paraissent régulièrement, dont 17 quotidiens (Tiwa, 2024). Cette faible régularité s’explique par des contraintes économiques : coûts de production élevés, réseaux de distribution quasi inexistants et rentabilité incertaine. Ces facteurs limitent la présence des journaux sur le marché et fragilisent l’ensemble du secteur. La plume sous le joug de la précaritéL’environnement médiatique au Cameroun traverse actuellement une crise inédite, caractérisée par une multitude de facteurs interdépendants qui contribuent à la construction et à la perpétuation de la précarité des journalistes dans des entreprises de presse. Ceux-ci évoluent dans un contexte socio-économique extraordinairement précaire : salaires microscopiques, irréguliers et souvent inexistants ; absences de contrats ou contrats précaires dominants, avec une protection sociale assez rare. Paradoxalement, face à cette situation, des revendications des journalistes sont souvent amorphes quand elles ne sont pas totalement absentes. Si ces difficultés ne sont pas uniquement dues à des pratiques managériales, marquées par une gestion opaque, ethnique ou patrimoniale, elles sont tout aussi liées à des problèmes structurels : faibles revenus publicitaires, obsolescence des modèles économiques, destruction du marché de la distribution et coûts de production élevés. Les politiques publiques destinées à soutenir les entreprises de presse à capitaux privés produisent en aval, un effet miroir. C’est-à-dire que les actions publiques ne suivent pas toujours les politiques publiques déclarées. Entraves à la liberté de presseTous les indicateurs montrent que la liberté de la presse au Cameroun est sévèrement restreinte. Le pays étant classé 138e sur 180 dans l’Index mondial de la liberté de la presse en 2023 selon Reporters Sans Frontières. Les journalistes font face à des menaces, des arrestations et des violences, particulièrement lorsqu’ils couvrent des sujets sensibles comme la crise anglophone et bientôt les élections présidentielles de 2025. Des cas emblématiques de restrictions à la liberté illustrent ces tensions : les shutdowns internet dans les régions anglophones ont limité la liberté d’expression au Cameroun entre 2017 et 2020 ; on peut aussi évoquer les cas Wazizi, Martinez Zogo, Kingsley Njoka et bien d’autres.

Le thème porte sur l’impact de l’intelligence artificielle sur les contenus. Quelle est l’impact de cette problématique sur la production médiatique camerounaise ?

D’entrée de jeu, L’intelligence artificielle (IA) dans le journalisme signifie l’usage de technologies avancées pour optimiser la production et la diffusion des contenus médiatiques. Ces outils englobent l’apprentissage automatique, le traitement du langage naturel et l’IA générative. Ils incluent des générateurs de textes automatisés, des algorithmes de personnalisation de contenus et des systèmes d’analyse de données. Ces technologies identifient des tendances, facilitent la rédaction et adaptent les informations aux attentes des publics. Bien que cet outil technologique ouvre de nouvelles perspectives pour la production, la diffusion et la consommation de l’information, son intégration dans le journalisme suscite des questionnements majeurs. En effet, l’IA soulève des préoccupations éthiques et pratiques liées à la désinformation, aux biais algorithmiques et à la préservation des valeurs fondamentales du journalisme. Au Cameroun, comme dans de nombreux autres contextes, l’adoption encore embryonnaire de l’IA dans les rédactions se heurte à quelques apories : absence d’une Data Center pour une IA locale, infrastructures médiatiques désorganisées, accès limité aux technologies, et besoin crucial de formation des journalistes pour maîtriser ces nouveaux outils. Cette situation invite à une réflexion approfondie sur la nature même de cette intégration. Pour ma part, l’introduction de l’IA dans le journalisme ne se limite pas à une simple amélioration incrémentale (graduelle) des méthodes traditionnelles, mais engage une transformation paradigmatique qui reconfigure les fondements éthiques, les fonctions professionnelles et les relations sociales du journalisme, en bouleversant les processus de création, de distribution et de consommation de l’information. (Lire notre article scientifique y afférent à paraitre prochainement). Dans cette perspective, on est obligé de s’accorder que l’IA impacte et va impacter durablement le journalisme d’où, la nécessité pour les journalistes, expérimentés, moins expérimentés et des ceux en formation de se faire former sur l’IA appliqué au journalisme. C’est un impératif. 99% de journalistes actuellement en fonction doivent se faire former aux enjeux de l’IA dans le processus de production de l’information journalistique. Dans le cadre de notre laboratoire Med.IA Lab, nous avons déjà certifié une centaine de journalistes aux techniques de prompting, aux outils IA adaptés au journalisme, à l’éthique de l’IA et à la désinformation à l’ère de l’IA. Les autres journalistes doivent emboiter le pas. Sinon, ils courent le risque de mal utiliser l’outil et par voie de conséquence, servir les hallucinations algorithmiques aux lecteurs. Pour finir sur cette question, je recommande qu’il soit élaboré à l’échelle nationale, une charte d’utilisation responsable de l’IA dans les rédactions. Sinon, chaque média peut le faire pour éviter de commettre des crimes professionnels avec ces outils qui impactent à la fois positivement et négativement les médias.

Certains observateurs pensent que l’impact de l’intelligence artificielle est un agrégat de plus dans les problèmes que la presse camerounaise (accès aux sources d’informations, législation complexe, et économie exsangue). C’est votre avis?

Cette question trouve ses réponses dans la réponse précédente. Mon avis est mitigé ! l’IA représente un défi supplémentaire pour des médias déjà en difficulté, mais elle offre également des opportunités pour améliorer la qualité du journalisme et répondre à certains des problèmes actuels. Donc, de mon point de vue, l’IA n’est ni une solution miracle ni une menace inhérente au journalisme camerounais. Son impact dépendra largement de la manière dont elle sera intégrée dans un paysage médiatique déjà complexe et fragile. Il est donc souhaitable que les acteurs du secteur – journalistes, éditeurs, décideurs politiques – s’engagent dans un dialogue constructif pour maximiser les bénéfices de l’IA tout en minimisant ses risques, en tenant compte des spécificités socioéconomiques et politiques du Cameroun. Là encore, j’insiste sur l’urgence de l’adoption d’une charte d’utilisation responsable et éthique de l’IA dans les médias comme il existe des chartes éthiques et déontologique des journalistes dans notre pays. C’est crucial pour résoudre des préoccupations que vous soulevez dans votre question et notre laboratoire est prêt à proposer une charte de l’IA pour les médias.

Comment peut-on définir l’économie de la presse camerounaise aujourd’hui ?

Vaste question ! L’économie de la presse camerounaise est aujourd’hui un sujet complexe, marqué par des défis économiques profonds et des enjeux structurels qui menacent sa viabilité. Les crises récentes, comme la pandémie de COVID-19 et les conflits sécuritaires, ont frappé durement les médias, surtout la presse écrite qui était déjà profondément touchés économiquement. Les ventes ont chuté drastiquement, et les coûts, comme le papier et l’encre, ont doublé, rendant la production presque insoutenable. En effet, le marché publicitaire est chaotique. Les données montrent une chute drastique des ventes, avec une baisse de 80 à 90 %. Les tirages sont souvent limités aux abonnés, rendant les ventes presque inexistantes. Parallèlement, les coûts de production ont augmenté de 40% minimum, avec des hausses spécifiques : le prix du papier a doublé (augmentation de 30 à 35%), l’encre est passée de 10 000 F à 12 000 F, et les plaques de 45 000 F à 65 000 F, selon Aristide Nguekam de Forum Libre. Ces chiffres illustrent une pression financière insoutenable. Je pense que les journaux sont devenus un produit de luxe, inaccessibles aux consommateurs à travers le pays. Cette pression financière s’étend sur les acteurs avec plusieurs mois de salaires impayés, un accès limité à l’internet et des fonds insuffisants pour couvrir les reportages. Cette crise économique qui sévit dans le microcosme médiatique ne menace pas seulement l’économie, mais aussi la liberté d’expression, qui est pour nous, un pilier de la démocratie nationale.

Est-il possible de restructurer cette économie ?

Oui. Il est possible de restructurer cette économie à condition que les patrons de presse soient sensibilisés et bien formés sur les enjeux de la transformation digitale. Le modèle économique actuel est obsolète pour reprendre une idée du Pr Thomas Atenga lorsqu’il affirme que : « Le modèle actuel est basé sur la vente au numéro et sur les revenus issus de la publicité. Modèle obsolète dans le contexte actuel. ». L’obsolescence des modèles économiques des médias classiques s’entend ici comme la désuétude graduelle des modèles traditionnels, fondés sur la publicité et la vente de contenus physiques tels que les journaux imprimés qui perdent progressivement leur pertinence et efficacité face à l’émergence et la prédominance de l‘économie de plateforme. Il faut donc innover pour survivre… La survie de la presse dépendra des réformes audacieuses sur le plan numérique. La fonction sociale de l’entrepreneur de presse, dans un contexte de mutation technologique, est essentiellement tournée vers l‘innovation et la reconfiguration des rédactions pour une transformation digitale des médias mainstreams. Dans cette perspective de révolution numérique, l‘entrepreneur médiatique devrait assurer comme le préconise le Pr. Emmanuel Kamdem, la mobilisation des ressources techniques et humaines dans une perspective essentiellement innovatrice : changement de l’organisation et des méthodes de travail, création de nouveaux produits, exploration de nouveaux marchés. C’est donc clair que l’une des conditions sine qua non de viabilisation économique des entreprises de presse au Cameroun, c’est la mise en place des stratégies de transformation digitale et de la formation du personnel face aux enjeux de mutation-adaptation. Car, il est important de noter que malgré des défis, de nombreux médias traditionnels dans d’autres pays ont réussi à s’adapter et à prospérer à l’ère du numérique. Nos médias camerounais peuvent utiliser l’automatisation et l’intelligence artificielle pour améliorer l’efficacité, développer des stratégies de contenu axées sur l’utilisateur pour améliorer l’engagement du public, et exploiter les technologies de cloud pour le stockage de données et la sécurité. De plus, ils peuvent également explorer de nouvelles formes de narration, comme le journalisme de données, la réalité virtuelle et le podcasting. Cependant, chaque média a sa propre trajectoire unique en matière d‘innovation numérique, influencée par divers facteurs tels que leur public cible, leur modèle d‘affaires, leur environnement concurrentiel et leur capacité à innover et à s’adapter au changement.

Est-il possible pour les travailleurs des médias et les éditeurs de travailler à la rénovation de la presse camerounaise?

Oui, la question de la rénovation de la presse au Cameroun n’est pas une chimère réservée aux cénacles feutrés ou aux colloques d’experts. Elle s’impose comme une urgence, une nécessité vitale, face à la précarité structurelle, à la crise économique et à la mutation numérique qui bousculent les repères du métier. Les responsables des médias doivent repenser leur gestion, mettre fin à la précarité des contrats et instaurer des conditions de travail plus justes et transparentes. L’adaptation au numérique est désormais indispensable comme nous l’avons dit supra : il s’agit de se former, d’intégrer les outils digitaux et de développer de nouveaux modèles économiques adaptés à la réalité locale. Les journalistes ont également un rôle central à jouer dans ce processus de rénovation en refusant de travailler dans des conditions précaires. Refuser la précarité passe par la négociation collective, la syndicalisation et la défense active de leurs droits. L’entrepreneuriat journalistique (lire mon article scientifique sur le sujet, disponible en ligne) constitue une alternative crédible, permettant la création de nouveaux médias, la diversification des revenus et un choix éditorial plus autonome. La transformation de la presse camerounaise dépendra de l’engagement conjoint des journalistes et des éditeurs, de leur capacité à innover, à collaborer et à s’adapter aux mutations du secteur. Ce processus nécessite du professionnalisme, de la formation continue et une volonté partagée de moderniser le paysage médiatique national.

Lorsque que l’on constate la non application de la convention collective des journalistes et travailleurs des médias, les Syndicats peuvent-ils encore résoudre la question liée à la condition des journalistes ?

La non-application de la convention collective des journalistes, signée en 2008, expose cruellement la fragilité des syndicats camerounais. Peuvent-ils encore améliorer les conditions des journalistes, englués dans la précarité, la crise de management et l’absence de subventions ? La réponse oscille entre scepticisme et espoir ténu. Les syndicats, minés par des effectifs réduits, une division interne et un individualisme des adhérents, peinent à fédérer. D’ailleurs Ferdinand Chindji-Kouleu, dans Journal sans journalistes publié en 2005, pointait un syndicalisme fracturé, infiltré par des intérêts politiques, et déserté par des membres lassés par des luttes ardues. Je n’ai pas l’impression qu’on a évolué dans le bon sens. Il y a une désaffection affirmée des journalistes vis-à-vis des syndicats. Cette désaffection, couplée à une faible formation à la négociation, limite leur impact. Pourtant, Jean Baptiste Sipa de regretté mémoire soutenait que les syndicats, ancrés dans les conventions de l’OIT et le code du travail camerounais, restent un rempart légal. Leur force réside dans le dialogue social et la négociation collective, des outils puissants mais sous-exploités.Il faut donc refonder les syndicats pour une réforme profonde. Pour ce faire, ils doivent d’abord s’unifier, transcendant les querelles internes pour bâtir une voix collective. La formation des militants, prônée par Sipa, est cruciale : maîtriser la psychologie de la négociation, affiner les stratégies diplomatiques, renforcer l’indépendance. Au Cameroun, le Syndicat national des journalistes, malgré ses efforts récurrents, pourrait s’inspirer de telles dynamiques. Les états généraux de la communication de 2012, bien que stériles, rappellent l’urgence d’un plaidoyer concerté. Les journalistes doivent rejeter la connivence avec des employeurs réfractaires à la générosité, comme le souligne Sipa. En s’organisant, en misant sur l’unité et la formation, les syndicats peuvent redevenir des leviers de changement. La route est longue, mais leur rôle, s’ils se réinventent, reste incontournable pour arracher des conditions dignes à une profession en détresse.

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