Par Joël Onana Avec Le Point
ÀBangui, le climat politique se tend à mesure que l’échéance électorale de décembre approche. La présidentielle centrafricaine, dont le premier tour est fixé au 28 décembre, s’annonce sous haute tension, dans un contexte où la présence russe, désormais structurelle, pèse sur tous les équilibres du pouvoir. Face au président Faustin-Archange Touadéra décidé à briguer un troisième mandat après avoir modifié la Constitution en 2023, l’ancien Premier ministre et banquier Anicet-Georges Dologuélé, figure de l’opposition, voit sa candidature contestée. En cause : sa double nationalité française passée. Dans cet entretien, l’ex-chef du gouvernement dénonce une dérive autoritaire et se présente comme l’incarnation d’une « alternance apaisée », capable de tourner la page d’un régime miné par la dépendance extérieure et la fragilité institutionnelle.
Interview
Votre nationalité est au cœur des polémiques. On vous reproche d’avoir détenu la nationalité française jusqu’à récemment. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Je suis serein. Depuis 2023, nous voyions venir cette manœuvre. L’article de la nouvelle Constitution, qui interdit aux binationaux de se présenter, a été conçu pour écarter certains candidats, dont moi. Je savais que cela finirait par arriver.
C’est pour cela que j’ai pris la décision, il y a quelques mois, de renoncer à ma nationalité française pour pouvoir affronter Touadéra dans les urnes. Le gouvernement ne s’y attendait pas. Cela a provoqué un séisme. Alors, pour me barrer la route, ils ont sorti du tiroir un article de 1961 du Code de la nationalité jamais appliqué, selon lequel toute personne ayant acquis une autre nationalité après sa majorité perd la nationalité centrafricaine. C’est la première fois dans l’histoire du pays que cet article est invoqué. Et il ne s’applique qu’à moi.
Vous auriez pu renoncer à votre nationalité française plus tôt. Pourquoi ne l’avez‑vous pas fait ?
Ça n’aurait rien changé. Je suis français depuis 30 ans, et cette nouvelle Constitution existe depuis deux ans. Ils étaient convaincus que je n’oserais pas renoncer à ma nationalité française. Quand je l’ai fait, ils ont dû bricoler une parade juridique.
C’est un secret de polichinelle, mais la binationalité est répandue au sein de l’appareil d’État centrafricain. Avoir plusieurs nationalités a toujours été naturel et accepté dans mon pays. Or, cette loi, pour l’instant appliquée uniquement à mon encontre, pourrait également concerner de nombreuses personnalités, dont notamment le président de l’Assemblée nationale, plusieurs ministres, des généraux et des magistrats. Si elle était réellement appliquée, cela provoquerait un chaos politique et mettrait en difficulté certains proches collaborateurs du président. On ne peut pas appliquer une loi à un seul homme sans faire tomber tout l’édifice.
Le ministère de l’Intérieur affirme qu’il vous manque un décret de réintégration dans la nationalité centrafricaine. Qu’en est‑il ?
C’est absurde. La perte d’une nationalité ne se décrète pas de façon arbitraire, elle se constate par un acte réglementaire ou judiciaire. Le décret constatant la perte de nationalité n’a jamais été pris, alors que j’avais acquis la nationalité française depuis 1994, de sorte que mon certificat de nationalité centrafricaine n’a jamais été annulé. Lorsque j’ai renoncé à la nationalité française, un décret officiel a été établi et publié au journal officiel. Pourtant, après le dépôt de ma candidature à l’élection présidentielle, le procureur de mon pays d’origine a ordonné l’annulation de mon certificat en toute illégalité alors que je n’étais plus binational, dans le seul but d’empêcher le Conseil constitutionnel de valider ma candidature. C’est une instrumentalisation flagrante de la justice.
Mais vous aviez déposé votre dossier avec un statut de nationalité valide…
Exact. Je l’ai déposé le 11 octobre avec tous les documents requis. Et le 16 octobre, le tribunal a annulé ce statut que je détiens depuis toujours, pour essayer de me disqualifier avant même que le Conseil constitutionnel ne tranche.
À ce stade, le Conseil constitutionnel doit encore trancher sur votre cas. Craignez-vous une disqualification ?
J’ai confiance en la justice et en la raison. Si la loi est appliquée sans calcul, ma candidature sera validée. Le peuple voit clair. Ce qui est en jeu, ce n’est pas mon cas personnel, c’est la crédibilité de nos institutions. Si l’on écarte un candidat pour des raisons administratives douteuses, c’est toute l’élection qui sera discréditée. Il apparaît clairement que le tribunal a agi dans la précipitation. Tant que la procédure judiciaire n’est pas terminée, le Conseil constitutionnel ne peut pas me déclarer non centrafricain.
Dans tous les cas, votre candidature a provoqué la rupture entre votre parti, l’Urca, et la coalition d’opposition du Brdc, qui a décidé de boycotter le scrutin. N’êtes-vous pas isolé politiquement ?
Non. J’ai toujours dit à mes collègues de l’opposition que nous ne pouvions pas être une « opposition de salon », à rédiger des communiqués. Pendant deux ans, rien de ce que nous avons fait n’a ralenti Touadéra. La seule façon de le battre, c’est de se mettre en ordre de bataille, et moi, j’ai décidé de l’affronter directement, même si les autres restent dans des positions dogmatiques. Ne rien faire, c’est lui permettre de renforcer sa dictature. J’ai déjà prouvé deux fois que je pouvais le battre. Nous devons être pragmatiques. Le refus de participer, c’est offrir un mandat gratuit au président sortant.
Comment les convaincre de vous soutenir alors que vous êtes empêtrés dans cet imbroglio judiciaro-politique ?
Ils peuvent choisir de me suivre ou non, mais c’est le peuple qui décide. Cependant, je souhaite qu’ils changent d’avis. Le vrai combat, aujourd’hui, se joue entre Touadéra et le camp des démocrates. Une fois au pouvoir, il faudra des personnes expérimentées autour de moi pour redresser le pays et mes collègues sont tous expérimentés.
Vous évoquez souvent une « alternance apaisée ». Que signifie-t-elle concrètement dans un pays où la défiance domine ?
Elle signifie tourner la page sans esprit de revanche. Nous avons besoin d’un État fort, mais juste ; d’une armée républicaine, mais au service du peuple ; d’une économie ouverte, mais souveraine. L’idée d’« alternance apaisée » reste essentielle : il faut ancrer cette perspective dans l’esprit des Centrafricains.
Le président Touadéra reste populaire dans certaines zones et bénéficie de l’appui de la Russie. Comment comptez-vous exister face à cet appareil d’État ?
On verra, s’il reste populaire. Je ne me bats pas contre un homme, mais contre un système. Ce système a échoué à réconcilier les Centrafricains et à améliorer leur quotidien. Quant aux influences extérieures, elles ne doivent pas dicter notre avenir. En réalité, l’État n’est pas fort : sa prétendue puissance repose essentiellement sur des appuis extérieurs, dont certains acteurs de sécurité privés et des forces bilatérales. Or, aucune présence étrangère ne peut remplacer une armée nationale professionnelle et républicaine, au service du peuple. Il ne dispose ni de ressources financières solides ni d’une armée et d’une police suffisamment aguerries. La perception d’un État tout‑puissant sert surtout à intimider et à communiquer une image de fermeté. Si le pouvoir devait tenter de détourner la volonté populaire, la jeunesse centrafricaine, consciente et pacifique, ne l’accepterait pas.
Les Centrafricains rejettent ouvertement Touadéra. Avec la haine suscitée par les exactions de Wagner, son soutien réel s’effrite : si une élection libre avait lieu aujourd’hui, il ne ferait probablement pas 20 %. Le pays est dans un état catastrophique : routes impraticables, pauvreté endémique, fonction publique asphyxiée.
Aujourd’hui, quelle est la situation de la Centrafrique ?
Le pays est naufragé. Chaque mois, le gouvernement doit s’endetter juste pour payer les salaires des 26 000 à 27 000 fonctionnaires, ce qui reste le seul moyen d’injecter un peu d’argent et de calmer la population. En dehors de cela, rien n’avance : les routes sont impraticables, les services publics quasi inexistants, et la pauvreté est généralisée. L’insécurité reste réelle. L’État, dans sa structure propre, est faible et dépourvu de ressources.
Comment jugez-vous la présence de Wagner dans le pays, alors que le pays reste en proie à l’insécurité ?
Aujourd’hui, les groupes armés qui avaient des ambitions politiques il y a une dizaine d’années se sont transformés en simples bandits. La présence de forces étrangères, intéressées elles aussi par nos ressources minières, a pu contribuer à réduire temporairement la nuisance de certains groupes armés et à imposer des accords de paix. Mais la stabilité durable ne viendra que du renforcement de nos propres institutions de sécurité.
Quel est votre message aux électeurs ?
Remettre l’économie au cœur de tout. La Centrafrique est un pays béni, riche en ressources. Nous devons les exploiter intelligemment, relancer l’agriculture, l’élevage, mettre les Centrafricains au travail. Je suis un libéral, pragmatique : je crois à la création de richesses et aux partenariats avec tous ceux qui peuvent aider le pays à avancer. Nous devons restaurer la confiance, moderniser la gouvernance et investir dans les secteurs productifs. En tant qu’ancien Premier ministre et ancien banquier, je sais combien la stabilité institutionnelle et la transparence sont les premiers leviers du développement.
Oui. Mais il faut rééquilibrer nos partenariats : renouer avec la France, partenaire naturel, mais aussi travailler avec tous les pays qui partagent notre vision du développement. L’essentiel, c’est de sortir la Centrafrique du naufrage. Pour cela, nous devons travailler avec tous les partenaires sincères – africains, européens, asiatiques ou américains – qui respectent notre souveraineté et partagent notre vision d’un développement équilibré et inclusif. La Centrafrique ne doit être l’arrière-cour de personne : elle doit être un partenaire responsable dans le concert des nations. Ce que je propose, c’est un chemin de responsabilité, d’unité et d’espoir. La Centrafrique mérite enfin une gouvernance qui rassemble et redonne confiance à son peuple.
